Le Kurdistan turc
Nous y sommes, et ce pour un bon moment ! Immergés en pays kurde. Les seuls turcs que l'on croise dorénavant sont les militaires, les gendarmes et la police. Quand on les salue on évite de le faire en kurde, pour ne pas s'attirer d'ennuis. L'histoire récente de cette région est très mouvementée. Entre 1984 et 1998 des conflits meurtriers entre les indépendantistes du PKK et les forces du gouvernement turc ont fait plus de 30 000 morts. La situation est apaisée depuis, mais connaît quelques regains de tension épisodiquement.
Nous avons passé l'Euphrate une fois de plus pour nous retrouver sur de vastes plateaux rocheux. Les traquets isabelle et chouettes chevêches abondent.
pique-nique au bord de l'Euphrate
Quelques migrateurs encore, comme ce torcol fourmilier et cet engoulevent d'Europe.
Nous avons fait une étape de plusieurs jours dans le village de Karakeçik. Nous y venions juste pour chercher du pain un soir, et finalement nous avons été accueillis pour plusieurs journées. Karakeçik est un petit village de 500 habitants, perdu au milieu de grandes plaines où pousse le coton, le biennommé or blanc.
Au premier abord le village ne semble pas différent de tous ceux croisés précédemment. Puis quand on franchit le pas d'une porte de maison, la richesse de l'intérieur et la beauté des parures des femmes en dit long sur l'opulence des fermiers du coton. Les familles kurdes les plus aisées que nous avions croisées jusque là vivaient en partie de l'argent que leurs envoient le ou les membres de leur famille expatriés en Europe Occidentale en tant que réfugiés politiques. Ici c'est différent. Les kurdes prennent leurs vacances en Europe. Quand on a demandé à Mustafa s'il avait des frères en Suisse ou ailleurs en Europe, il nous a répondu "Toute la famille vit dans la région. Si tu vas en Europe tu peux gagner 1000 ou 2000 euros par mois. Ici un fermier du coton gagne 5 fois plus."
Mustafa est un mec adorable. Imposant physiquement, d'une grande bonté et d'une douceur tranchant franchement avec la rudeur des autres membres masculins de sa famille. Nous sommes hébergés par son grand frère Müzaffer, qui est muhtar. C'est le shérif du village. Il se promène en permanence avec un pistolet à la crosse ivoire décorée pendant à sa ceinture. Il porte sur lui un portefeuille avec les trophées des hommes qu'il a abattu ou blessé. Une carte d'identité, un permis de conduire... Lui ne parle que turc et kurde. C'est un homme qui n'a pas l'habitude d'avoir des obstacles sur son chemin, même quand il s'agit d'une barrière linguistique. Quand on ne comprend pas ses paroles, ses yeux se fixent dans les nôtres et ses sourcils se froncent. On ne se sent pas forcément très à l'aise. Ca nous fait apprécier d'autant plus la présence de Mustafa, qui est aussi polyglotte. Il nous a accueillis en parlant français, puis on a échangé en russe, roumain, allemand et anglais. La plupart des fils des fermiers du coton partent étudier à l'université. Question de moyens.
Mustafa, qui s'en va planter le coton
Müzaffer
La longue pièce où Müzaffer accueille et héberge les invités. Le mur fait un mètre d'épaisseur, un vrai château.
Mustafa a aussi été notre guide pour mieux comprendre les us et coutumes du village et de la région. Dans la famille de Mustafa comme dans les autres, une épaisse barrière sociale sépare les hommes des femmes. Que nous partagions un verre de thé, un repas ou une soirée, il n'y a la plupart du temps que des hommes ou que des femmes. Dans la rue on ne voit jamais un jeune homme discuter avec une jeune femme. On en vient à imaginer que c'est inconvenant. C'est donc légitimement que nous nous sommes demandé comment un homme peut rencontrer sa femme ici. Mustafa nous a expliqué que dans la région les mariages se font obligatoirement entre cousins et cousines. Pas le droit de se marier avec une fille qui n'est pas de sa famille ! Ca fait le lien avec une autre question que l'on se posait, à savoir pourquoi un nombre non négligeable de personnes souffraient de handicap physique ou mental...
Le cas le plus bluffant que nous ayons vu est ce nourisson albinos. Iris très clairs et pupilles rouges...
On a appelé ça le syndrôme du berger. Les troupeaux sont systématiquement gardés par des bergers, il n'y a aucune clôture. La plupart du temps ce sont soit des gosses, soit des simplets. Le genre de personne qui vient te voir quand tu t'arrêtes pour observer des alcyons pie en bordure d'un étang, et qui, quand au cours de la conversation tu réponds anlamıyorum (je ne comprends pas), te répète la même phrase en la hurlant à trente centimètres de ton visage pour que tu la comprennes mieux... Tiens donc, les alcyons sont partis sans qu'on n'ai eu le temps de les observer !
On en est arrivés à la conclusion que tant qu'une famille a des enfants normalement constitués les plus jeunes gardent le troupeau, et ce jusqu'à ce qu'un enfant atteint du syndrôme du berger vienne au monde pour prendre le poste et le garder.
Par endroits le bétail manque.
un berger normal :
Notre dernier jour à Karakeçi était jour de mariage. Un mouton y est passé pour l'occasion, on a eu le droit à la tête au repas du soir (super...). On retiendra surtout les longues danses rythmées pendant la nuit, où femmes et hommes dansaient ensemble, vêtus de leurs plus beaux habits et pieds dans la boue.
Et on a passé les 3000 bornes !